Le village emporté, G. Bocholier

Gérard Bocholier, Le village emporté, 96 p., 14 euros
 

Il a toujours été là, au centre du jardin, contre la maison. Ses plus hautes branches dépassent à présent le toit, caressent les tuiles. Mes initiales, jadis creusées dans l'écorce, se comblent d'année en année, vont bientôt s'enfoncer dans l'invisible comme tous ces êtres aimés qui se sont éloignés dans la nuit.

Chaque printemps, les murmures et les soupirs défunts reviennent se mêler au jeune bruissement des feuilles. Un concert d'oiseaux, soudain, le fait crépiter d'espérance. En juin, le tilleul bourdonne comme une énorme ruche. Son parfum blond comble tous les gouffres de l'absence et finalement triomphe, poème sublime, des pluies noires de la mort.

Une grâce ? Oui, sans doute, puisque alors, fermant les yeux, je vois une lumière de Paradis.

Lettres à P;Dhainaut, J. Ballard & P.A. Jourdan, J. Malrieu

Jean Malrieu,  Lettre de mon jardin (2)

Je vous écris d'un lieu où il ne se passe absolument rien, où contrairement à ceux qui se dépaysent dans l'espace, je n'ai point traversé des paysages, mais où j'ai été traversé par eux. Décor : trois mois d'été dans un jardin, l'Ouest, la plaine, un jardin. Assis devant la porte, sur les trois marches devant la grille, ou sous l'avancée de la tonnelle, j'ai regardé vraiment passer le temps.

Ce n'est pas le temps qui court dans les rues de Marseille, celui qui a toujours quelques longueurs d'avance sur nous, où les jours et les semaines s'acharnent vainement à le poursuivre. Ici, le temps est vaincu à la course et dépassé, c'est un temps comme on dit de saison ou un temps sentimental. Parfois on marche à l'amble avec lui. Parfois on lui laisse la bride sur le cou. Il déroule avec lui son film de couleurs, ses visites de pluie, ses tourbillons de vent, ses longues robes matinales (Et je hasarde, parce qu'il est tôt, jouant avec les mots que je vous écris non avec la pointe Bic mais avec la pointe du jour). L'architecture en ogive des journées est une, mais chacune a sa fantaisie. Cela dépend de son accent, son accent de soleil, je m'entends. Il y a les grands épandages, le tutoiement du jour, la connivence des sèves et des frissons. C'est la langue vivante des grandes vacances; on la ré-apprend vite pour ne l'avoir point tout à fait oubliée. Il me suffit en ville, par-dessus les toits, de regarder la tête des arbres du Prado [...]